Une nuit dans la foret.
Une
nuit, lors de mes 14 ans, nous avons eu moi et mes quatre meilleurs amis, la permission d'aller faire du camping dans les
bois. Nous étions chacun arrivé avec notre énorme sac à dos
bourré par nos parents de vivres et de couvertures. Moi j'avais pris
en plus au fond de mon sac, Virginie, la chatte de mon voisin en me
disant que ça serait cool d' avoir une mascotte pour le club. Je
l'avais enfermé dans un sac et après bien deux heures d'hystérie
complète elle s'était enfin résignée à son sort, non sans avoir
uriné à plusieurs reprises ce qui avait donné une odeur définitive
aux couvertures et aux sandwichs «thon mayonnaise» de ma mère.
A
peine on s'était installer près d'un gros chêne ou on avait décidé
de passer la nuit, que j'ai sorti Virginie pour la présenter à mes
potes. Le noeud du sac me résistait, alors Aïcha qui avait des
ongles très longs avec des hello kitty souriants collés dessus, a
pris le relais. Avec une dextérité fascinante et en moins de deux
secondes elle a réussi à libérer le corps de Virginie et à le
plaquer au sol, mais Virginie l'a immédiatement griffé à la main
et Paul et Laura sont venus à la rescousse pour la tenir, pendant
que moi et Martin avons défait nos lacets pour l'attacher par les
pattes à deux troncs d'arbre proches de nous. Liée comme ça elle
ressemblait plus à un lapin qu'à un chat, ce qui était vachement
moins cool comme mascotte mais au fond ça n'avait pas vraiment
d'importance. On s'est mis immédiatement en cercle autour de
l'animal. Pendant un long moment personne n'osait respirer,
tellement on était en extase face à ce corps hystérique,
tressautant et hurlant devant nous. Paul a pris une branche morte
près de lui et a commencé à appuyer sur le flanc de Virginie qui
hurlait à la mort. On pouvait voir la résistance tenace de ses
muscles. Paul a d'abord appuyé doucement, puis a essayé d'enfoncer
de plus en plus fort le bâton dans le corps de Virginie. Virginie,
épuisée, a fini par se calmer et la seule forme apparente de vie qui
lui restait était ce halètement quasi silencieux. Chaque fois qu'il
retirait le bâton, le flanc reprenait sa forme initiale. Aucune
marque. Aucune trace. Alors, j'ai eu une idée. J'ai arraché le bâton
des mains de Paul et j'ai commencé à le presser de nouveau contre
le flanc de Virginie. D'abord à une main, puis a deux. On a commencé
à entendre ses côtes se briser. Ce bruit éveillait chez nous la
plus grande curiosité et Paul et Aïcha se sont joints à moi. On a
fait pression sur son flanc de plus plus fort, jusqu'au moment ou
notre bâton a transpercé en un centième de seconde et sans un
bruit le flanc de virginie qui s'est mis à émettre un son strident
comme jamais on n'en avait entendu. Nos cinq corps se sont alors
suspendus dans l'espace temps. Chacun retenait son souffle et écoutait
la longue plainte de Virginie. On a alors aperçu un léger filet de
liquide rouge qui commençait à sortir entre la peau de Virginie et
le bâton enfoncé dans sa chair. J'ai retiré le bâton d'un coup
sec et le sang s'est mis à jaillir en une petite fontaine carmin en
même temps que le cri de virginie s'est stoppé net. Nos cinq rires
adolescents ont remplis toute la forêt. Et puis chacun notre tour, on
a enfoncé le bâton dans le corps de Virginie. D'abord en prenant le
temps comme la première fois, comme si on souhaitait vivre encore et
encore cette expérience du moment ou l'on passait de l'extérieur à
l’intérieur, et ensuite on a commencé à s'acharner dessus comme
des fous. On étais des dieux destructeurs. Chacun à son tour on
prenait le bâton et chacun à son tour on l’enfonçait aussi
profondément qu'on pouvait en prenant son élan en hauteur et en
hurlant. Nos fronts perlaient. La sueur se mélangeait au sang sur
le sol recouvert de feuilles. Des morceaux de chair restaient collés
le long de notre arme. Et on frappait, frappait, frappait en hurlant
comme ça: (un long cri). Des morceaux de chair volaient. Le corps de
Virginie avait complètement disparu, mais on continuait à
s'acharner sur des morceaux de viande sanguinolents. Aïcha est tombé
au sol et on s'est tous mis à partir dans un fou rire comme jamais
on n'en avait eu dans notre vie. On a tous commencé à se rouler par
terre en riant. Et puis Martin s'est relevé et a pris une grosse
poignée de terre et de morceau de viande et en même temps que sa
bouche riait ses yeux nous ont lancés un défi, un vrai cette fois,
et devant nous il a enfoncé sa main remplie de boue et de Virginie
dans sa bouche. Il nous a regardé encore un moment, et il a tout
avalé en une seconde, sans même gémir. On était tous soufflés. Et
alors chacun notre tour on s'est levé, on a pris une énorme poignée
de terre et de Virginie, on regardait les autres de toute notre
hauteur et on enfonçait le tout dans notre bouche, et on avalait.
Quand tout le monde l'avait fait, ben on était calme, apaisé, en
fait. Moi et Laura on a ramassé les restes de virginie, et on les a
enterrés dans un petit trou qu'on a creusé sous un arbre. Pendant
ce temps les autres ont monté une cabane et fait un feu. Après on a
passé toute la nuit a chanter «killing an arab» et «boy's don't
cry» et on s'est raconté des histoires d'horreur en riant, en
buvant du coca et en mangeant des saucisses. Et puis au petit matin,
comme Paul et Laura s’était endormis, moi Martin et Aïcha, on a
décidé d'aller se promener dans la foret. On a marché super
lentement, on était complètement ouverts aux bruits et aux odeurs
de la forêt. Sur le chemin on ne disait pas un mot, et puis dans une
seule respiration, Martin a lâché «Vous avez déjà aimé
quelqu'un?». (Silence). Personne ne répondait. Il avait dit quelque
chose qui était vachement important, et nous le savions tout les
trois. Il venait vraiment de dire quelque chose de vachement
important. Il s'était mis à nu devant nous. Il avait su dire les
bons mots, poser la bonne question qui n'appelait aucune explication,
juste un oui ou un non qui pourrait tout transformer, à tout jamais.
Il nous faisait confiance, nous offrait son intimité, sa douleur, sa
mélancolie. Mes yeux et ceux de Aïcha se sont croisés une seconde,
pas plus. J'ai juste vu qu'elle me souriait. Alors je me suis
arrêté, sans rien dire. Je regardais fixement le sol, mon corps
était en tétanie volontaire, je me tenais au milieu de la forêt,
le corps tendu, tête baissé, le monde était mien, je venais
d'arrêter le temps. Les deux autres ont continué à avancer quelques
mètres et puis se sont retournés pour voir ce qui se passait. Alors
j'ai levé le visage vers eux, et j'ai plongé mes yeux larmoyants
dans les leurs. Je leur ai, à mon tour, offert toute ma désillusion.
Je leur offrais pour qu'il la transforme. Leurs visages étaient tout
proche du mien, à quelques mètres, oui-oui-oui, mais tout proche du
mien. Alors Martin a souri et Aïcha aussi et ils se sont approchés
de moi et Martin a posé sa main sur mon épaule et Aïcha aussi et
on s'est embrassé. Là, au milieu de la forêt, alors que le ciel
commençait à peine à s'éclaircir, nos langues se sont mélangées
timidement. Puis, Aïcha a enfoncé un peu plus profond sa langue dans
nos bouches et Martin aussi et moi aussi et à un moment on a senti
les restes de la petite odeur fétide de Virginie dans nos bouches et
alors on s'est serrés aussi fort qu'on le pouvait et alors nos
larmes et nos sourires et nos langues et la petite odeur fétide de
Virginie, tout ça se mélangeait et créait un immense ciel bleu
chaotique qui nous englobaient tout entier et on pouvait entendre le
moindre battement d'aile des oiseaux, le moindre
bruissement des fougères autour de nous, tout les loups de la forêt
nous épiaient en silence et étaient jaloux de nous. Tout, absolument
tout,autour de nous se transformait en de sublimes outils à notre
disposition afin que nous créions notre propre monde. Nous sortions
de ce monde d'explications. Nous découvrions un monde dans le monde.
La vie, la mort tout ça n'était plus quantifiable ni qualifiable.
Tout n'était qu'outil et tout n'était que possibilité de
transformation. La brutalité du monde et des hommes se révélait à
nous comme la réponse absolue, claire et nue. Nous aimions et étions
aimés. Il existait un imprévu! L'amour! Il existait une soudaineté!
L'amour! Il existait un instant ou le monde devenait réel! Un
instant ou le monde subissait la plus radicale des transformations,
ou le monde des explications s'effaçait pour nous laisser voir le
monde réel. C'était le moment de l'amour! Cette transformation,
c'est ce qui nous crevait les yeux! Nous avions détruit! Nous avions
transformé. Nous nous étions laisser surprendre! C'est ce que nous
offrait l'amour! Nous étions les plus grands enfoirés de tout les
temps si on ne voyait pas ça. Ce qui nous séparait de notre destin
était très mince. Nous n'avions qu'a dire oui. L'amour n'avait en
fait qu'un détour. Un détour, et un seul. Ce détour, c'était
l'action. Parce que l'amour n'a pas d'explications, mais il a des
preuves. Il ne s'agit pas exactement d'un détour parce que l'amour
n'existe que par ses preuves. Et puis elles ont beau être lentes et
compliquées, elles sont immédiates, les preuves. Les preuves valent
autant que l'amour, non qu'elles soient la même chose que l'amour,
ni un équivalent de l'amour, mais parce qu'elles ouvrent une
perspective sur une face réelle du monde: sur l'action ...
Mathias Varenne.